TRAÜMA majuscule. Quel nom ridicule, quand même. Au pire, c'est pas le tien, tu t'en fous. Tu fixais le gamin en face de toi, un léger sourire en coin. Cernes, attitude de drogué, cachetons à foison. Peut-être qu'il dealait. Et puis, et puis, cheveux blonds, yeux clairs. Tu avais fondu, paquet de chocolat au soleil. T'étais devenu tout dégueulasse. Mais c'est l'effet que ça te fait, un minet comme ça.

Tu te sentais un peu pédophile dans les tréfonds de tes entrailles : ça aurait très bien pu être le gamin de ta sœur si tu avais eu une sœur. Heureusement, ce n'est putain de pas le cas. Au manque de batterie du téléphone, à l'attitude crevarde, et l'air peu soigné, t'avais fini par deviner. Ce type était comme une bonne partie de tes potes, sans toit sur la teté, à la recherche d'un squat ou d'un appart' en colocation, whatever. Et ça t'avait bien fait marrer. Tu hausses les épaules en l'écoutant parler. Médocs, d'accord, blabla, okay, ces trois là. Facile.

Puis tu enchaînes, quand il te demande un second point de rendez-vous. Tu lui demandes directement s'il est bien SDF. Et tu continues, en lui proposant une chambre chez toi, si ça le dérange pas. Bien sûr que non que ça le dérange pas, connard, il a nulle part où vivre. Tu pinces ta bouche épaisse en le détaillant. Ca t'amusait. Il était pas rassuré, mais il avait quand même accepté, docile. Il te faisait penser à un petit chien perdu. Tu grondes un peu en appuyant sur le numéro de l'étage de l'ascenseur. Les portes se ferment. Les jours passent.

• • •

Tu pousses la porte de l'appartement, chargé d'un sac noir rempli des médicaments demandés. Tu retires tes chaussures. Tes pas sont sourds et lourds sur la moquette sombre de l'appartement. Le jeune est là, assit sur un des canapés en cuir beige. Il fait presque nuit ; un magnifique coucher de soleil éclaire l'appartement dans des tons rouges et violacés. Tu laisses le sac glisser le long de ton bras pour le poser délicatement à côté du fauteuil où est assit le gosse en continuant ton chemin. Tu fais craquer tes épaules et ta nuque en grondant. Puis tu t'affales lourdement sur un canapé en face du jeune homme.

« Tu veux boire quelque chose peut-être ? »

Ta voix retentit dans le silence prenant du salon, ton regard braqué sur lui.

Tes yeux dorés restent fixés sur lui pendant un très long moment. Tu ne réponds pas, tu cogites, dans ta tête ça s'agite. Tu te redresses en silence pour ouvrir une baie-vitrée et t'allumer une clope. Ton faciès, digne de celui d'un loup, reste fixe. Seules les fenêtres de ton âme vagabondent contre les murs et les fenêtres. Tu t'appuies contre la chambranle, expirant ce poison nauséeux dehors. Tout est très calme, tout est lointain dehors, même le bruit. Tu restes appuyé là pendant un moment, avant de parler à nouveau en le lorgnant en coin.

« Tu te prostitues ? C'est quoi ton prix ? »

Rien en toi, tout en lui. Toujours. Tu es parfaitement calme, plus rien n'émerge de toi. Tu le jauges, tu jauges sa figure, tu devines à peu près son âge, tu devines ses craintes aussi. Tu sais. Tu connais, tu as expérimenté. Mais tu restes de marbre. Tu te contentes de le fixer, page blanche sur laquelle on ne peut rien écrire, car tu ne montres rien.

Ton visage s'illumine un peu, tu ris avec gentillesse. Tu souffles à nouveau la blanche dehors, avant de rentrer éteindre ta clope dans l'évier, puis jeter le mégot dans la poubelle. Tu n'aimes pas ces saletés. Tu bailles un peu, tu te laves les mains. Complètement détendu. Tu remets tes cheveux correctement, en arrière, pour voir quelque chose. Puis tu parles, en même temps, tu le regardes d'un air presque attendri.

« Ça va, c'est assez conséquent. Quand j'étais aussi jeune que toi, je faisais le même prix. Puis j'ai appris. »

Tu te remplis un peu de lui, mais très peu. Tu sors quelques ustensiles de cuisine, tes pieds nus appréciant la douceur du sol. Tout est tellement propre que ça brille presque. Tu dis tout ça, mais au final tu fais à moitié en sorte de ne pas te souvenir. C'est bloqué à l'intérieur de ton crâne, tout est bloqué. Y'a que Rei qui te débloque, quand il veut bien ne pas être un sale chien de merde. Tu prends une bouteille de jus de fruit dans le frigo, puis tu bois au goulot en le fixant toujours en coin.

Tu apprécies ses réactions. Tu te sens important, un peu. T'as l'impression que toutes les merdes horribles que t'as apprises et que t'as proférées, que tous les gens que t'as traumatisé, ils te disent merci et il te présentent leur cul pour mieux que tu les encules avec ton swag. Il questionne, le bougre. Il se questionne, il te questionne.

« J'ai appris à faire l'amour, j'ai appris à feindre des choses pour mieux combler. »

Pause. Une autre question. Tu l'écoutes, tu le détailles, tu le regardes toujours du coin de l'oeil. Tu continues de boire, tu as soif. Parler te donne soif, parler te rend un peu nerveux même si rien ne transparaît. Ca bouillonne un peu dans ta tête, y'a des souvenirs et des feels qui se perdent. Tu te reconcentres en grognant intérieurement.

« Oui. Je suis escort-boy, même plus prostitué. »

Puis tu t'étonnes qu'il ne te demande pas pourquoi. Tu t'étonnes mais tu ne soulèves pas. Tu hausses vaguement les épaules et tu remets le jus de fruit au frigo, t'arrêtant pour valider ton prochain casse-croûte du regard. Tu tournes la tête vers lui.

« Tu veux manger quoi ce soir ? »

Tu acquiesces sans broncher, sortant un paquet de riz, avant de changer d'idée d'un coup, prenant plutôt des pâtes. Une envie, comme ça. Des pâtes, c'est mieux. C'est bon les pâtes. Tu l'écoutes parler, encore, mettant de l'eau dans la casserole, cogitant à ce que tu peux bien répondre à sa question. Tu ne sais pas, tu ne sais pas. Le "tiiit" de la plaque retentit doucement, tu montes le feu.

« Ça ne... change pas de d'habitude ? Je ne comprend pas vraiment ta question, je crois que c'est parce que je n'y ai jamais réfléchi. »

Léger rire. Ça ne te fait... rien. Tu t'en fiches au fond. Enfin, non, mais, vraiment, ça ne changerait rien si tu avais un vrai boulot. Celui-là est juste très bien payé.

« La différence entre un escort et un réel prostitué, c'est que les gens ne t'appellent pas uniquement pour coucher. Mais aussi pour accompagner, t'es un peu le boy. J'ai des femmes, des ménagères qui m'appellent pour venir passer la soirée au restaurant avec elles. Ou bien qui... me demandent de les accompagner faire du shopping. Même des hommes parfois. Souvent, en fait. »

Tu remplis la casseroles de pâtes, des tagliatelles. Tu continues de fermer ta gueule à l'intérieur. Tu refuses que les souvenirs sortent.

Tu ouvres la bouche, puis tu la refermes. Tu prends de longues minutes à répondre, fixant l'eau bouillante et ces choses jaunes informes. Tu pinces ta bouche épaisse dans un air un peu lointain. Bien sûr que tu y as déjà pensé, des millions de fois. Mais c'était la facilité. Tu n'allais pas parler plus.

« Non, jamais. »

Heureusement, il ne continua pas ses questions. Du moins, pas pour le moment. Cuillère en bois à la main, tu remuais les pâtes distraitement. Tu le regardes s'approcher du coin de l'oeil. Tu acquiesces la tête quand il te demande s'il peut t'aider.

« Mh, il y a du linge dans la machine à laver, qui est dans la salle de bain. Tu peux le sortir ? Je suppose que tu n'as pas vraiment d'affaires à laver. Si tu veux on pourra aller en chiper une ou deux ; les miennes sont de toutes façons trop grandes pour toi. »

Tu ris. TRAÜMA le sentimental, ou le père. Ou pas. Au final, tu n'avais pas besoin de ce gamin à peine sorti de l'enfance physiquement et déjà rempli à ras-bord de maturité par son boulot. Mais ça te changeait. Ça te changeait des insultes systématiques de Rei et de sa présence pesante, ça te changeait de tes potes, de tes putes, de tes clients. De Shangri'La. L'univers était franchement différent, tu avais envie d'essayer un peu. Tu ne te sentais pas paternel face à lui, ni quoique ce soit ayant attrait à de la fraternité. Tu n'avais pas d'attirance particulière. Tu ne savais pas, tu ne comprenais pas. Tu en avais juste envie, et sa présence ne te dérangeait pour rien au monde. Alors pourquoi pas ?

TRAÜMA, tu te sens flotter un peu. TRAÜMA, t'es réconforté dans ton cœur de type chiant et flippant. Il rit. Ça t'arrache un sourire, un sourire un peu con et heureux. Pendant qu'il disparaît ranger ses trucs, tu verses les pâtes dans la passoire. Elles ne sont pas trop cuites. Puis tu les transvase dans un plat, avant de sortir deux assiettes et des couverts. Il sort de la chambre, tu le regardes faire. Puis tu t'écartes vers la fenêtre, ouvrant celle-ci, venant déplier l'étendoir dehors. Il fait un peu chaud.

« Sur la terrasse, je vais m'en occuper. Occupe-toi de manger. Si tu veux de la sauce, il y a des trucs dans le frigo. Et tu peux mettre de la musique si tu veux. Enfin, fais comme chez toi. »

Tu continues de l'observer du coin de l'oeil.

Tu profites de la chaleur de la mini-brise glacée qui vient chatouiller ton cou pendant que tes mains deviennent humides à force de toucher le linge. Il n'y a pas tant de vêtements que ça. Tu le regardes quand il parle, écoutant toujours et encore. Tu es bercé dans une espèce de transe, d'euphorie calme et douce qui te... rend un peu malade au fond. Tu essayes de ne pas y faire attention.

« Moi aussi, je l'aime énormément. »

Tu finis d'étendre tes affaires, puis tu essuies tes mains sur ton t-shirt blanc, et sur ton pantalon, par habitude. Tu regardes tes mains toutes froissées, amusé, avant de remettre tes cheveux en arrière en grondant. Finalement, depuis le début de la soirée, vous ne faites qu'échanger sporadiquement quelques pensées et vous n'arrêtez pas de vous fixer. Tu hausses les épaules sans rien penser d'autre avant d'aller t'affaler en face de lui pour te servir.

« Merci pour le verre. Par contre, mh, je n'ai pas la télé, comme tu as pu le remarquer, du coup si ça te gêne, le silence, j'ai un PC pour remédier à ça. »

Tu regardes sa bouche quand il mange, tu concentres ton attention sur lui, t'affalant dans ton fauteuil pour mieux manger, la main sous l'assiette, assiette près de ton visage parce que tu ne sais pas tenir une fourchette correctement. Ni les baguettes d'ailleurs. Tu n'as jamais su manger correctement avec des couverts. On avait essayé de t'apprendre, mais tu coupais toujours ta viande comme un barbare.

« Effectivement, un peu. »

Tu ne savais pas de quel séisme il parlait. Tu t'en foutais un peu, tu faisais juste la conversation. Ton euphorie bête était un peu retombée, surement la nourriture. Tu avais un léger coup de fatigue, rien d'alarmant. Il te questionnait sans cesse, tu répondais avec clarté et détachement.

« Certes. C'est un peu tout. »

Tu continues de manger en silence, fixant le bout de ton assiette, pensant à Rei en te demandant bien où est-ce qu'il a foutu son cul. Certainement dans un bar miteux. Espérons qu'il n'appelle pas pour demander de l'argent avant de proposer un semi plan à trois avec une vieille ménagère qu'il aura dragué comme un gros porc. Memories you know. Cette biatch quand même.

Un sourire se dessine vaguement sur ta sale face de loup. Tu reviens fixer les pâtes dans ton assiette, que tu dévores péniblement. Elles ne te semblent plus si appétissantes d'un coup, en pensant à ce gamin, qui s'enfile des bites alors qu'il n'est même pas en âge de comprendre ce qu'il lui arrive. Puis tu relèves tes yeux.

Tu le regardes de longues minutes, le fer arrêtant de fracasser la porcelaine dans son tintement agaçant. Tu les abandonnes, venant te gratter la tête, t'affalant davantage dans ton fauteuil. Ton visage se pare d'une moue un peu râleuse. Tu n'aimes pas ce genre de questions.

« Parce que t'es jeune, visiblement toxico, ou dealeur, ou les deux à en juger le nombre de cachets que tu m'as demandé. Parce que j'en avais envie. Parce que t'es mignon. Parce que t'es SDF. Parce que tu me fais penser à quelqu'un. »

Tu croises tes mains un instant, puis tu frottes le côté de ton nez sans rien ajouter.

Tu hoches vaguement la tête, passant ta langue sur tes dents, le regard vers le bas. Tu écartes les mèches de cheveux qui te barrent la vue d'un simple revers de main en te relevant, et tu en profites pour attraper les assiettes pour verser les pâtes non mangées dans un plat que tu couvres et mets au frigo. Il n'y a rien de plus à dire. Juste un hochement de tête, et tu crispes les mâchoires, comme si elles se fermaient à tout jamais.

Puis tu te retournes vers lui. Tu le transperces de ta voix et de tes yeux.

« Sois franc. C'est pour quoi, les médocs ? »

Tu n'arrives pas à le croire, tu n'y arrives pas, tu n'y arrives pas, tu n'y arrives pas. Tu n'y arrives pas. Tu n'y arrives juste pas. Mais tu laisses couler toi aussi. Vous laissez couler tous les deux. Des putains d'océans insatiables, des rivières, des trombes d'eau. Tu te détends d'un coup, laissant filtrer une exhalation faussement soulagée.

« Bref. »

Tu l'observes en coin, le mensonge que tu n'arrives pas à avaler bavant le long de tes lippes. Tu hausses à peine les épaules.

« Tu veux faire quelque chose peut-être ? »