La journée avait été longue, si longue que le temps semblait ne plus avoir aucune valeur. Les aiguilles tournaient inlassablement dans le cadran de verre de ma montre, égrenant d’invisibles secondes. Des grains de sable dans un sablier sans fond. C’était un monde fade que celui du temps, dichromatique, un univers qui avançait sans but comme un corps sans tête. J’étais déconnectée, presque sous l’effet d’un bon vieux jet-lag lorsque mon portable sonna. Les aiguilles annonçaient 14 heures alors qu’il aurait pu être mdi, ou minuit sans que cela face une quelconque différence pour moi. Je sors ; l’air frais du dehors ne me réveille toujours pas de ce bad trip sans alcool ni drogue. Un vrai cauchemar pour une femme d’affaire comme moi, préoccupée par la survie de son gang. Mais je dois faire avec.
« Au QG. »
Mon chauffeur remarque mes cernes et mon air absent sans en piper mot. Il a été choisi pour son silence : c’est un mutique. Mais sourd, point du tout. Je le soupçonnerai d’avoir même l’oreille absolue. Mais, ce détail en passant, son regard exprime ce que les mots ne peuvent traduire. Plus causant que lui par un simple coup d’œil, tu ne peux pas test.
« Je vais bien. »
Je lui lance ces mots qu’il attrape au vol et chérit par une ombre de sourire. Il arriverait presque à me dérider, le bougre. Cependant rien n’y fait, rien pour combattre la fatigue de ces longs jours de pluie cinglante. Début d’hiver oblige.
« Aller, plus vite… »
La circulation est dense, trop pour que je sois à l’heure à mon rendez-vous. Rien ne sert de pester, je le sais, mais je ne peux m’en empêcher. Les injures sortent comme un sutra, à la vas-vite, sans qu’on puisse les distinguer les uns des autres. Je ne dois pas avoir l’air très élégante, de la sorte. Heureusement personne n’est ici pour constater à quel point l’image que je donne de moi est fausse, archi fausse. Mes yeux se closent sur un dernier « Nom d’un chien de merde, bouge de là, sale con ! » adressé à un touriste se croyant autoriser à traverser n’importe où – encore un Parisien ! – et je plonge dans un sommeil trop superficiel pour être réparateur. Le voyage entre mon lieu d’habitation et le QG de ASGARD se passe sans autres jurons, sans doute au grand soulagement de mon chauffeur. Quoiqu’il doit désormais être habitué à mes mauvaises manières lorsque je suis coincée dans les trafics.
C’est une gentille pression sur l’épaule qui me sort de ma sieste.
« Hein ? On est déjà arrivé ? »
Je n’arrive pas à dissimuler un regard hagard et une bouche entrouverte qui doivent me donner l’air profondément inspirée. L’ombre de sourire s’ébauche encore sur la figure sterne de mon conducteur sans qu’il ose franchement rire. Je ne lui en tiens pas rigueur et m’extirpe tant bien que mal du véhicule, aidé par sa main de géant.
« Merci. »
Il s’incline et retourne dans l’habitacle, prêt pour une prochaine course au moindre mot de ma part. Je l’envie. Lui au moins peu profiter du calme et de la chaleur tandis que je vais devoir me montrer attentive à une réunion qui se promet de durer quelques heures. Je soupire, me fixe un sourire qui se veut rassurant, et entre dans mon domaine.
C’est tout de suite des « bonjour » et des hochements de tête polis qui me saluent avant que tout un chacun retourne à son poste. ASGARD est un gang organisé où le travail ne manque pas. C’est une ruche de taille modeste, plus grande peut-être que ce que les apparences de théâtre désaffecté pourrait laisser supposer. Je suis fière de cette trouvaille, véritable petit bijou architectural. Un endroit parfait pour loger ma famille et y établir mon quartier général. Je me dirige automatiquement vers la salle de réunion où je sais que l’équipe doit être. Mais, en poussant la parte, je ne m’attends pas à n’y trouver qu’une seule personne, même si sa vue me réjouis.
« Mephisto ! Comment vas-tu ? »
Je le rejoins en deux enjambées, la pièce étant de taille restreinte. Mes mains s’allongent d’instinct vers le feu brûlant gaiement dans l’âtre. Aaah… Chauud…
« Oh, du vin… Mais il ne fallait pas, voyons ! »
Je sens que ma fatigue latente va peut-être trouver un remède.
« Alors, alors… Je vois que comme d’habitude, vous vous êtes mieux organisés que moi. Ils t’ont encore chargé de me donner le compte-rendu, Mephisto-kun ? Comme l’année dernière, remarque. Mais j’aurais aimé avoir tout le monde. Remarque, il n’y aurait pas eu assez d’une seule bouteille pour cinq personnes. Dans un côté, ce n’est pas plus mal que l’on ne soit que tous les deux. »
Je prends place dans le siège en face de lui, mon visage près du feu. Enlevant mon manteau, je prends mes aises, comme à la maison. Mieux qu’à la maison. Là, au moins, quelqu’un est présent à mes côtés.
« Heureusement que j’ai apporté quelque chose, moi aussi. »
De mon sac je sors quelques snacks et deux barquettes de sushis.
« Itadakimasu ! »
Enfin le déjeuner ! Et oui, s’appeler Kokonoe Chihiro signifiait ne pas manger à des heures fixes tant que les rendez-vous n’avez pas tous été honorés. Dure vie…