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Il y avait ce soleil, comme incertain, peinant à crever ce ciel drapé d'un gris opaque. Il y avait tes paumes, larges et musculeuses, suintantes et frémissantes de cette légère angoisse montant en toi. Il y avait ton poux, tambourinant dans ta cage thoracique, trop rapide. Puis, cette porte, restant résolument clause.
Soupirant profondément, comme pour mieux t'armer d'un courage inutile, tu laissas tes pensées dériver vers le ciel lourd. Ce gris à perte de vue avait le don de faire germer en toi tout un tas d'histoires improbables et futuristes qui auraient, sans nul doute, fais un carton si tu daignais les apposer à plat sur le papier. Mais tu n'avais guère de temps pour tout ça, pour ces futilités qui t'avaient pourtant tant attirées il fut une lointaine époque. Une époque où tu pouvais encore te permettre de rêver du métier d’écrivain. De pouvoir vivre de ta plume, de pouvoir émouvoir les foules à la seule force de ton imaginaire. Pouvoir se pauser, au calme, dans un joli meublé quelconque, avec une femme un peu chiante que tu aurais appris à aimer. Une femme un peu banale, toujours présente pour prendre soin de toi. Une femme que tu aurais épousé et à laquelle, quelques années plus tard, tu aurais fais deux enfants. Deux beaux bébés en bonne santé. Un garçon, et une fille tout naturellement. Un garçon fort et intelligent, qui t'aurais comblé de fierté ; et une petite fille douce et émotive que tu aurais couvé au chaud contre ton flans, lorsqu'elle aurait connue les premiers tourments de la Vie.
Mais de cette idylle, tu n'en avais reçus qu'une femme butée et une merveilleuse petite fille qui avait trop vite disparue. Une magnifique petite fille dont le visage délicat n'avait de cesse de te tourmenter, à chaque secondes de ton existence. Comme si tu étais destiné à vivre pour deux. A survivre dans ce monde ordurier, pour deux.
Foutaise.
Esquissant un sourire ironique, ton regard revint s'encrer à la poignée métallique si caractéristique des lieux, de la base des traqueurs, de l'aile scientifique. Des chambres des patients. Quelques bruits, infimes, comme des froissements de draps, te parvenaient au travers du lourd battant. Tu étais pourtant un grand garçon, fort et endurcis, maintenant.
Pousses-la, bordel de merde. Alors, résolus, tu entras.
La luminosité trop forte, d'abord, te pris au dépourvu et t'aveugla. Puis, après quelques secondes à papillonner des yeux, ta vision s'éclaircie d'elle-même et tu remarquas presque instantanément la silhouette longiligne adossée contre le sommier du lit. Ainsi installé, même malgré son air maladif et ses larges cernes, il gardait cette dignité et cette prestance que tu lui avais toujours connus.
Comme au bon vieux temps. Un second sourire vint ourler tes lèvres, plus penaud cette fois.
« — Et bien, dis moi... Ta main gauche, libre, allât s'entremêler dans tes mèches blondes. Je t'ai connus plus vigoureux que ça. »
Simple entrée en substance. Quelconque. Pas grand chose, aucunement un reproche. Vous n'aviez plus besoin de
bonjour, de
ça va, ou de
quoi de beau dans ta vie pour communiquer le plus banalement du monde. Une habitude légèrement inhabituelle s'était créée naturellement entre vous. Cette habitude de ne pas avoir à ouvrir la bouche si le besoin ne vous pesait pas, ni l'obligation d'ailleurs. Cette habitude d'être franc et concis ; d'aller droit au but. Mais, aujourd'hui, tu ressentais le besoin oppressant de multiplier les blagues et les jeux de mots débiles. Parce que c'était peut-être ta seule façon, bien que maladroite, de vérifier s'il allait bien. Si Sébastien allait toujours bien moralement.
Ce n'était plus un secret pour personne, votre boulot n'était pas simple, pas tout rose, non. Et aussi stupide que ça puisse paraître, après toutes ces années passées à servir les mêmes intérêts, l'on finissait forcément par s'attacher. Ne serait-ce qu'un peu. Ou alors était-ce ton âge qui te rendait gâteux ? ... Au fond, tu aurais presque préféré cette éventualité. Mais ce n'était là qu'excuse, et tu le savais mieux que quiconque. On avais beau se braquer, se cacher sous des murs, s'endurcir ; le sentimentalisme propre à l'humain vous rattrape toujours. Et tu en avais déjà bien trop payé les frais. Tu ne comptais pas voir la liste s'allonger. Tu ne comptais pas voir Sébastien s'éteindre avant toi, il n'avait pas le droit, non.
Je te l'interdit, sale merdeux. Parce que, pire que tout, c'était de voir tous ces jeunes enrôlés sur le vif - tant d'années après toi - et s'élimer si rapidement, comme usés pas le temps ; qui t'affectait. Si rapidement, tellement plus rapidement que toi.
C'était ça, au fond, qui te flinguait. Qui te donnait des envies irrépressibles de te foutre en l'air. Mais tu ne pouvais pas. Pas maintenant. Et pourquoi ? Pour racheter une place de choix, auprès d'un Dieu pourtant si souvent absent, pour une petite fille innocente. Tel était ce mélange de foi et d'espoir illusoires te poussant un peu plus en avant chaque jours de ton existence.
Déposant une œillade critique, à la dérobée, sur ses bras qui ne devaient guère plus en porter le nom, tu repris la parole, lui tentant une plaquette si caractéristique et dont le mot
Lindt trônait dans une jolie police, au beau milieu du rectangle :
« — Pas de bras, pas de chocolat, mon gars, mais on vas faire une exception. Hein. Clin d’œil complice. Je suis gentil, je sais, me le rappelle pas. »
Etre doux, ne pas le malmener. Lui faciliter la guérison tout en venant aux nouvelles et, au besoin, en lui passant un léger savon pour son écart de conduite. Mais pour ça, tu avais encore du temps devant toi. Et l'idée même de l'engueuler, lui, te mettais mal à l'aise. Parce que, dans le genre, tu ne te pensais pas forcément bien placé pour faire la morale.
Et qu'aurais-tu fais à sa place ? Mais, soit. La question n'était pas là. Pas encore.
T'installant nonchalamment sur un tabouret échoué non loin du lit, tu continuas :
« — Tu peux y aller, c'est du bon. Tout droit expédié de Suisse. Je ne suis pas un connard, j'allais pas me contenter de ces sous-marques japonaises - même pas du chocolat ces merdes, d'ailleurs. »
Tu esquissas un geste exaspéré, de façon théâtrale, pour la forme. Ton regard, lui, détailla le papier peint bon marcher revêtant les mur. Minable, ce blanc écaillé à vous donner des envies de suicides. A croire qu'ils le faisaient exprès. A croire que ça en poussait certains à guérir plus vite.
Quelle blague.
Le regard toujours fuyant, tu laissais échapper ton timbre traînant. Pas que cela s'imposait, mais tu en avais simplement l'envie. Et, comme qui dirait, l'impulsif a du bon, parfois - ou pas.
« — Excuses-moi d'avoir autant tardé. »