Oh. Merde.

Cette maison était grande. Elle était même très grande. Oh non, ça ne suffisait pas à décrire le bâtiment qui se dressait, immobile et fier, devant elle. Jamais elle ne s’était sentie aussi petite du haut de son mètre soixante-quatre sans talons. Même devant les bâtiments de Color Street, même au milieu des immeubles dans le centre-ville, même devant une maison en général, elle ne se sentait pas aussi petite. C’était terrible. C’était terrible et follement excitant à la fois. Dans le rôle de la petite fille agacée par le bonheur devant le château de Disneyland, personne n’arrivait à la hauteur de Kô. Pas même les enfants. Et là, elle se sentait précisément comme devant le château de Disneyland. Mais pour une autre raison.

Elle avait été motivée par cette envie subite de changement. Cette envie qui la tiraillait chaque jour, chaque minute. Cette envie qui la poussait à ne jamais répéter les mêmes gestes. Un matin, elle se levait du côté droit, le matin suivant, elle glissait sur la gauche. Parfois elle déjeunait avant de s’habiller puis elle inversait. La seule chose qu’elle ne variait pratiquement jamais, c’était son alimentation. Desserts, lait, banane et coco pops. En gros. Et là, elle avait voulu changer, entrer en mode « gamine de la vie » et elle était sortie, sa clef usb dans sa poche, une boîte blanche où se dessinait le blason de la pâtisserie Bake and co. dans les mains. Dans le carton s’alignaient des donuts de toutes les sortes. Donuts au miel, donuts au sucre, donuts au chocolat, donuts fourré à la confiture de cerises, … Des donuts. Et elle avait pris le métro. Tard le soir. Sans que l’heure ne soit indécente.

Allons, il n’était jamais que vingt-et-une heure quand elle se présenta devant la porte de cette immense maison. Il n’y avait pas spécialement de signes de vie dans cette maison. Les lumières étaient éteintes et les seuls bruits des environs appartenaient à la rue. Elle avait sonné. Une fois. Deux fois. Trois fois. Et comme elle n’avait pas fait tout ce chemin pour rien, elle s’était assise devant la porte et elle avait attendu, guettant les pas dans la rue. Elle devrait avoir peur de se faire chopper par on ne sait quel gang. Mais elle a des films et des donuts, elle s’est tapée le métro de vingt heure trente alors, elle reste sur la pierre de la porte. Et elle attend.

Et elle a faim alors, elle croque dans un donuts au miel. Qu’il soit mangé maintenant ou plus tard, quelle différence ? Evidemment, c’est à ce moment-là que sa cible fait son apparition. Keito Nori. Elle se dépêche d’avaler les dernières bouchées de son donuts avant de se redresser, les mains collantes mais le sourire aux lèvres. Dans sa main droite, la boîte de donuts. Dans la gauche, sa clef usb en forme de lapin trop chou.

Kô – Ah. Euh… Surprise !

D’un coup de tête, elle envoie bouler ses mèches brunes et met ses bras un peu plus en évidence.

Kô – Je t’avais promis de regarde le « Labyrinthe de Pan » avec toi. Alors, j’ai ma clef usb et un assortiments de donuts ! … J’espère que tu aimes les donuts…

Sinon, elle les mangera à elle toute seule.
Trop de bonheur en elle, là.

Oui, elle avait attendu. Mais elle avait attendu quoi ? Une petite dizaine de minutes, à tout casser. Elle avait attendu, certes. Mais elle se doutait bien qu’il avait des choses à faire. Elle non plus, elle n’avait pas d’horaires fixes. Parfois, elle bossait jusque minuit, parfois, elle rentrait chez elle à midi. Comme si une maquilleuse connaissait les horaires fixes et les horaires de bureau. Elle n’était pas infirmière : elle ne s’arrêtait pas de bosser quand elle dépassait le seuil de sa porte. Elle avait attendu, d’accord. Mais ce n’est pas comme s’ils avaient rendez-vous, comme si la rencontre était planifiée depuis des mois au moins. Et lui, il s’excuse, il s’interroge.

Kô – Nooooon ! Une petite dizaine de minutes. Ne t’excuse pas, Keito. C’était une surprise, tu ne pouvais pas savoir que j’allais prendre le métro pour débarquer ici avec mon film, ma boîte de donuts et mon sourire d’idiote placardé sur le visage. Alors, j’ai attendu, d’accord. Mais on ne va pas en faire un drame.

Elle n’avait même pas senti le froid sur sa peau. Elle portait son gros pull tricolore : rouge corail, jaune pâle et vert menthe. Ce gros pull tout flasque qui lui tombait sur l’épaule, dévoilant la pâleur de sa peau. Au-dessus, elle avait son gros manteau bleu marine. Son jeans ne laissait pas passer le froid. D’accord, elle portait de petites tennis d’été mais on s’en fout. Dix minutes, c’était dix minutes. Pas quarante-cinq. Elle repousse quelques mèches derrière son oreille en le suivant à l’intérieur. L’intérieur vaut l’extérieur. C’est grand. C’est immense. Elle n’ose pas parler trop fort, elle aurait trop peur de la résonance de sa voix sur les murs. Elle aurait trop peur d’être trop bruyante. Un comble pour une fille qui aime parler à voix haute plutôt qu’à voix basse ! Elle tire sur la fermeture éclair de son blouson et le dépose sur le porte-manteau, à côté de l’entrée. Elle se rapproche de son hôte, murmurant pour ne pas faire trop de bruits.

Kô – Oh mon dieu… Ta maison est immense, Keito ! J’ai peur de parler trop fort tellement c’est grand… Bon, d’accord, j’exagère. Je sais qu’il y a des acteurs, des chanteurs, des magistrats qui ont des maisons encore plus grandes. Mais je suis quand même impressionnée !

Elle rit, ses épaules secouées de petits tremblements tandis qu’elle abandonne ses affaires sur le divan de Keito. Elle a un peu peur pour le tissu, alors, elle préfère déposer la boîte de sucreries sur la table plutôt que sur le fauteuil. Ensuite, elle suit Keito. Pourquoi resterait-elle en retrait dans une maison comme celle-ci. Elle est bien trop impressionnée, c’est évident.

Elle réceptionne la carte. L’inspecte. Nom de famille, prénom. Numéro de téléphone, boulot effectué. Elle repousse quelques mèches. Elle relit la carte. Un jour, elle s’en fera des comme ça et elle pourra dire « Tenez, voici ma carte », comme dans les films. Quand elle portera du Chanel. Quand elle sera une maquilleuse reconnue. Quand elle pourra entrer en mode « bitch please ». Là, pour le moment, elle peut à peine claquer des doigts pour appeler un assistant – parce qu’en fait, elle n’a pas d’assistants.

Kô – D’accooord ! Mais ce ne sera plus une surprise, du coup… Bah ! Je trouverai bien un moyen de t’en faire d’autres ! Parce que moi, j’adore les surprises !

On n’a jamais assez de surprises dans une vie. Kô a toujours rêvé d’un anniversaire surprise – pour ses dix-huit ans, par exemple – mais elle avait des copains et des copines bien trop paresseux à l’idée d’organiser quelque chose du genre. Elle aurait trop voulu rentrer chez elle et retrouver ses copains planqués dans son salon. Elle aurait voulu découvrir un à un les cadeaux qu’ils lui auraient trouvé. A la place de quoi, elle se contentait d’essayer de deviner les cadeaux que lui offraient ses frères et son père – et sa mère aussi, qui lui envoyait un cadeau de la ville qu’elle visitait. C’était les bonnes surprises de la vie. Ça et les heures de cours qu’elle avait manqué, adolescente, quand un prof était malade – c’était malheureux pour le prof mais elle était heureuse quand même.

Il lui propose de visiter sa villa. Elle ne sait pas ce qu’une personne normale répondrait face à cette invitation. Oh. Mais bien sûr qu’elle sait. La personne normalement constituée dirait oui, sans hésiter. Visiter la villa d’une star ! Comme si on n’avait l’opportunité de dire « non », de bouder, de se faire désirer quand une star nous demandait si on voulait visiter sa baraque. Et elle, Kô, non classée dans la liste des personnes ayant des réactions normales, se contente de sautiller sur place en tapant dans ses bras. Comme une gamine, parfaitement. Ses boucles brunes rebondissent sur ses épaules, un large sourire de bécasse s’étale sur ses lèvres.

Kô – Ouiiiiiiii ! Je n’osais pas te le demander. C’est l’effet « maison », je crois. Ça m’intimide toujours d’aller chez les autres. Je ne sais pas, c’est comme ça. Toi aussi, tu as ça ?

Elle hausse les épaules, en souriant toujours. Comme si elle ne savait faire que ça, sourire. Comme une idiote, peut-être. Oh, ce n’est pas parce qu’on sourit qu’on est forcément une idiote. Mais avec elle, c’est ainsi. Quand elle sourit, elle a l’air d’une enfant et parfois, d’une idiote. Mais c’est touchant quand même.

Kô – Allons-y ! Montre-moi, jusqu’au moiiiiiindre placard.

Après non, Kô.
Tu n’es pas trop curieuse.

Elle se laisse entraîner par Keito et pendant qu’il la tire, elle regarde autour d’elle le décor. Oui, vraiment, elle aime assez. Elle aime ce sentiment de grandeur, cet espace. Elle se dit que c’est vraiment magnifique mais elle se dit aussi qu’elle ne pourrait sûrement pas y vivre. C’est trop grand. Elle est habituée à son petit appartement. A sa petite chambre, son petit salon, sa petite cuisine et sa petite salle de bains. Elle est habituée à tout ça. Et là, elle ne s’y habituerait pas. Elle se dit qu’elle parle déjà assez seule dans son appartement miniature mais là, elle se dit que dans une maison pareille, elle chanterait fort, elle chanterait haut, elle crierait pour combler le vide. C’est trop grand pour une personne seule.

Il s’arrête, elle s’arrête aussi pour ne pas lui rentrer dedans. Il lui dévoile une chambre, une chambre immense. Elle est blanche, richement meublée. Intéressante, luxueuse. Elle ne peut s’empêcher d’émettre un sifflement admiratif. Parce que c’est ce qu’elle ! Admirative jusqu’aux bouts des ongles, prête à prononcer un commentaire sur les chambres de princesse.

Kô – Comparée à cette chambre, je dors dans une caverne ! Il faut dire que c’est tellement de bordel dans ma grotte… Je devrais peut-être penser à ranger, d’ailleurs. Mais… Pas maintenant. Pas demain, pas cette semaine. La semaine prochaine, sûrement.

Il ferme la porte et l’emmène vers une salle de musique spacieuse, munie d’un piano gigantesque et d’un violon. Des instruments classiques, bien sûr. Des instruments les plus joués. Elle hausse les épaules. Elle, elle n’a jamais joué d’instruments. Elle aurait bien voulu mais son père avait déjà tellement à payer pour ses trois frères qu’elle n’osait lui en demander davantage. Il avait assez avec les vêtements, le maquillage, les cours. Tout cela. Elle hausse les épaules.

Kô – Je ne pense pas qu’elle ait besoin de décorations. Elle est très bien comme elle. Comme ça doit être cool de pouvoir jouer autant que l’on veut sans recevoir les plaintes des voisins… Moi, il suffit que je mette de la musique un peu trop fort pour que mon voisin de palier vienne massacrer le bois de ma porte…

Il la regarde, lui demande si voir sa chambre l’intéresse ou non. Elle penche sa tête sur le côté, pince ses lèvres.

Kô – Moi je te dirais bien que oui, ça m’intéresse mais selon moi, c’est à toi de choisir. Tu serais prêt à me montrer ta chambre ? Une chambre, c’est un peu comme une partie de soi-même. Et la montrer, ça reviendrait à montrer comme… Je ne sais pas moi, un rein. Tu serais prêt à me montrer ton rein ?

Après, elle se doutait bien qu’il restait des tonnes de choses à voir dans cette maison. Ça ne pouvait pas se résumer à trois pièces.

Kô – C’est comme tu veux !