Dris partit pour la journée, Tirex s'ennuyait, après tout, son "maître" était un divertissement en lui-même. Il bailla bruyamment, errant dans les rue, claquant des dents vers les jambes des impudents qui lui barraient la route. Le soleil arrivait à son zenith, effaçant ce que vous sembliez connaître de la ville. Elle changeait de visage, revêtait son masque aux reflets chatoyants et vous regardait vous perdre du coin de son oeil brillant. La nuit dans la ville vous étiez toujours seul et toujours en position de faiblesse, seule la Créature pourrait décider de vous accorder l'absolution et vous permettait alors de rejoindre votre lit douillet. Mais même la journée, les odeurs de drogue et de sang ne le lâchait pas. Tirex l'avait compris, au travers de nombreuses aventures entre les buildings de la mâchoire de Tokyo : cette ville était dangereuse. Combien de ses amis avaient-ils été pris par la ville ? Mais chaque prédateur a besoin d'un parasite et le molosse acceptait de n'être que l'un d'entre eux, pullulant comme tant d'autres dans l'épaisse fourrure des quartiers chauds.

Il erra longtemps avant de prendre des chemins moins fréquentés, plus calmes ou parfois même il croisait des gens chez qui il ne sentait nulle agressivité, nulle envie de bagarre. Le poil de son garrot s'adoucit, ses oreilles reprirent une position signifiant son calme et, enfin, ses babines basses, il redevint un chien comme les autres. Alors qu'il s'asseyait à l'ombre d'un arbre en fleur, la langue pendante, une de ses oreilles se dressa exagérément. Dans le dédale de la zone résidentielle, il entendait distinctement le rebond d'un ballon contre le sol. Un sol en bois d'ailleurs. Aussitôt sa queue battit au même rythme que son cœur contre sa poitrine.

Une foutue balle.

De toute sa musculature il s'élança en direction du bruit, tel un chiot en déroute. Tirex ne prit même pas le temps de s'arrêter devant le pauvre portail entrouvert de la demeure, dérapant pour mieux engager le virage en direction du gymnase.

De la même façon, à l'intérieur, il ne prit pas une seconde pour se poser les bonnes questions (« est-ce bien de s'introduire ici, est-ce que je ne vais pas effrayé le proprio, est-ce qu'il est gentil ? ») et attrapa le ballon au rebond. Tandis qu'il s'éloignait un peu du garçon qui jouait, sa queue battait à un rythme frénétique. Il sentit alors ses crocs percer la balle qui poussa un soupir d'agonie avant de devenir progressivement plus molle. Oups.

Tirex sentait, savait que le garçon était bon. Bon comme le pain se plaisait-il à dire. Ses yeux noirs se mirent à luire d'un éclat joueur tandis qu'il s'abaissait sur ses pattes avant, la croupe en l'air, telle une invitation muette, ses griffes cliquetant que le parquet de la salle.

Aujourd'hui, Tirex serait un simple chien qui voulait jouer à la balle.

Le molosse le suit sans rechigner dans l'énorme jardin, sans un mot. Aussitôt lancée, Tirex avait délié ses muscles et sauté à sa rencontre, frappant du dessus de sa truffe la balle de basket. Elle rebondit vers le garçon mais il ne lui laissa pas le temps de s'en saisir, déjà il la rattrapait de sa mâchoire démesurée. Puis il l'asticota, le laissait venir comme pour la lui donner avant de s'enfuir, de le croiser à toute vitesse, de bondir, sauter, l'esquiver. Puis, alors que le Kangal frôlait le short du jeune garçon, il lui jeta la balle d'un mouvement de tête, ne pouvant s'empêcher de lâcher une provocation :

— Allez petit oiseau, montre un peu ce que tu sais faire !

C'était à son tour d'esquiver l'animal. Tirex aimait sa façon de bouger, souple, aérienne mais nerveuse et il voulait en voir plus. La bête se roula une fois dans l'herbe pour se rafraîchir, sans s'attarder sur le fait que le garçon serait sûrement bien étonné de voir un chien lui parler.

Fatigué, Tirex se laissa tomber à la renverse dans l'herbe fraîche, haletant mais visiblement heureux. Il laissa le garçon se remettre de sa surprise, mâchouillant distraitement le ballon qui, finalement, n'avait pas non plus résisté à ses crocs. Il s’appâtait à répondre que Dris n'était pas vraiment son maître, qu'il n'en avait d'ailleurs pas dans un certain sens, mais le gamin lui demanda ensuite s'il avait faim. Presque immédiatement, le chien bondit sur ses quatre pattes, excité comme une puce à l'idée d'un repas gratos. Surtout que vue la maison, ce serait sûrement quelque chose de bon.

— Ouais, ouais, ouais, moi c'est Tirex ! Tirex !

Puis il aboya de joie, lui tournant autour, allant parfois jusqu'à tirer son short par jeu, avant de courir après sa queue par pur réflex. Puis s’assagissant, il s'assit bien droit, de toute sa stature, juste en face du garçon, comme pour montrer qu'il était un bon chien.

S'il jouait les durs en ville, il était ici redevenu chiot.

Tirex le suivit avec  excitation, les yeux brillants de hâte. Prenant même la peine d'essuyer ses pattes au seul de la porte, l'énorme chien faisait son possible pour ne rien bousculer dans ce bel endroit. Guidé jusqu'à la cuisine, il s'assit sur le carrelage frais, sa queue cognant sourdement contre le comptoir. Quand le jeune homme lui présenta les plats, il ne put s'empêcher de pencher la tête sur le côté, interrogatif.

— Je connais pas ces odeurs. C'est quoi ?

Keito lui parla alors d'animaux qu'il ne connaissait que de nom. La première bouchée fut donc prudente mais les suivantes bien plus enthousiaste. Toutefois, malgré ses efforts de civilité, Tirex en foutait partout.

La gueule pleine il répondit :

— On va pas vraiment parler de maître, hein. C'est un pote. puis, s'interrompant pour déglutir, il poursuivit, Ça a l'air de marcher pour toi, dans la vie, petit oiseau.

Tirex n'avait aucune idée de s'adresser à un joueur de basket renommé. Simplement, il trouvait le surnom approprié.

Tirex marqua une pause, la tête penchée, la gueule encore pleine. Il vit passer une étrange expression sur le visage du jeune homme. Il déglutit et renifla l'air, dressa une oreille, mais retourna vite à la nourriture. Son plat fini, le chien demanda :

— Tu es tout seul ici ?

Il ne releva pas la présence de domestiques qui vibrait à ses oreilles. La notion de hiérarchie au sein d'une même espace ne pouvait le choquer, lui, canidé solitaire qui avait pourtant des notions de meute. Ainsi, malgré sa stature de oisillon, Keito était pour lui chef de meute.