je suis devenue incapable de prendre le métro, ça pue la mort, ça pue la pisse, ça me rend claustro et agressive.
Ça fait huit appels, en même pas une heure. Ça devenait invivable, cette situation. C'est sûrement le karma qui lui retombe sur la gueule, comme d'habitude. C'est toujours de sa faute, de toute façon. Même quand elle n'a rien fait, c'est toujours elle qu'on insulte. Au fil du temps, elle a dû apprendre à vivre avec cette épée de Damoclès au dessus de son crâne, en permanence. Keita ne dormais plus depuis des jours. Il paraît que son petit frère avait des problèmes de santé, ces derniers temps. Alors elle s'acharnait un peu plus chaque jour à la tâche, quite à faire des heures supp' même pas rémunérés. Entre les sales magouilles de son couillon de frère et la naïveté de sa mère, Keita ne savait plus où se mettre. Un neuvième appel retentit dans la pièce. Keita se lève, toujours en colère et décroche le téléphone brutalement.
▬ Écoute moi bien, enculé. Maintenant j'en ai marre. Si tu me harcèle encore une fois, je te pète les cervicales. Elle s'arrête, net. Cette voix lui est familière, tellement familière qu'elle soupire un bon coup avant de reprendre la conversation. Ah c'est toi. Qu'est-ce que tu veux, Kato. Si t'as encore des problèmes, tu t'en occupe tout seul, j'suis pas d'humeur aujourd'hui. Keita souffle, et marmonne quelque chose d'incompréhensible. La dernière fois que j'ai eu affaire à ce type, il m'a pété une cote. Alors c'est non. T'as des potes, non ? Débrouilles toi avec eux, je suis pas très chaud pour retourner à l'hôpital. Elle mime un sourire, son ton s'allège et d'adoucit. Embrasses Makoto et maman de ma part, s'il te plaît. Puis elle raccroche, une esquisse au bord des lèvres.
Parler de son petit frère lui faisait du bien. Keita aurait remué ciel et terre pour lui. Contrairement à son frère et à elle, Makoto avait une chance de s'en sortir. Et elle s'était juré de faire tout son possible pour assurer son bonheur. Depuis l'accident de sa mère, Keita s'occupait sans cesse du salon. Elle y passait des journées entières. Quand elle avait du temps libre, la nipponne venait au gang, pour donner un coup de main et en même temps rapporter un peu d'argent. Oui, contrairement à ce que tout le monde pense, Keita ne se la joue pas solo. Un quart de ses revenus servent à payer les frais médicaux de Makoto, un quart pour ses factures et sa bouffe ; l'autre quart revenait au gang. Elle aidait aussi pour la paperasse, personne n'aime faire ça. Après une tasse de café, elle enfile ce qu'elle trouve sous la main - c'est-à-dire une chemise et un jean - prend son sac, ses clopes, ses clés et s'en va en direction du salon.
Quelques mecs bizarres restaient plantés devant, sans réelles convictions. Certains regardaient la vitrine, qui exposait de nombreux dessins et croquis. Les autres passaient devant, sans vraiment y faire attention. Keita franchit le seuil de la porte ; un homme en costume attendait à l'intérieur. Il avait l'air différent, celui-ci. Bien rasé, bien sapé, son costume lui allait comme un gant. Il était trop bien habillé pour être du ghetto ou de la banlieue - c'était forcément quelqu'un d'important. Keita entre, ferme la porte et avance en direction de l'homme mystère. Plus elle se rapprochait, plus elle se sentait petite, avec son mètre soixante treize. Il devait faire au moins un mètre quatre-vingt, voire plus. Il était extraordinairement grand, pour un asiatique. Visiblement, il ne connait pas de problème de carence. La brunette pose ses affaires sur le porte manteau, et s'assoit derrière le petit comptoir en bois brut. Elle commence à parler, d'une voix plus douce et plus agréable que précédemment.
▬ Bonjour, vous aviez rendez-vous ? dit-elle, en croisant ses jambes. Soudain, elle tique. Il connaît sa mère. Je suis désolée, elle n'est pas là, en ce moment. C'est moi qui me charge du salon à sa place. Elle fixe le bras de l'homme, qui lui montre son tatouage. Oh, très bien. Il ne vous manque plus que le coloring et le tatouage sera terminé. Keita note quelque chose dans un petit carnet, quelques palabres et une heure de rendez-vous. Bien sûr, aucun problème. Mercredi prochain alors, en début d'après-midi. Elle sourit, en faisant preuve d'un tact impeccable. Bonne journée, au revoir. Keita ferme le carnet, et se déplace vers une autre salle, en préparant le matériel. Elle sort un autre cahier, un peu plus grand avec toutes sortes de dessins, et se met à gribouiller un petit croquis.