Semblerait-il qu’elle revienne souvent ici, en rêve.

Une projection d’elle-même dans un passé lointain. Mais elle a vieilli. Elle n’est plus la jeune fille qu’elle était auparavant, la première fois où ses pieds se sont posés sur cette terre fragile et pleine de promesses. Elle n’est plus l’adolescente qui y est revenu, des années après, un large sourire aux lèvres, des idées plein la tête. Des idées d’un futur meilleur, des idées de renouveau.

Elle avait la conviction qu’un jour, elle aiderait à changer le monde, tournerait les vents, redonnerait espoir à ceux dont l’espoir n’est plus rien. Elle s’était un jour pensé digne de ces gestes, une parcelle d’un pilier créé par tous ceux qui avaient, comme elle, ces idéaux d’un monde où le ciel est légèrement plus bleu, où les sourires sont plus sincères. Des idées d’un merveilleux monde.

Quel dommage.

Une rêveuse lucide, dans un environnement qui représente une parfaite photographie de ces mémoires ensevelies trop loin, de son conscient, pour qu’elle ne puisse les retrouver.

C’est le vide du paysage qui ment sur la vraie facette de cette image recomposée. Il n’y a  aucun rire d’enfant courant sur les routes de sable et de terre. Le vent caresse le sable et laisse la brise s’infiltrer entre les pétales des quelques fleurs à découvert. L’ombre d’un arbre cache son regard hétérochrome. Elle le pose sur le bas de la colline, plus loin. Des collines, nombreuses, verdâtres et sablées, dans un horizon où le soleil ne tarde pas à se lever pour laisser la journée passer, une nouvelle journée pleine de promesses de meilleur lendemain. Une journée déjà passée depuis de nombreuses années.

Qu’elle hante son subconscient n’est aucunement une surprise, cependant. Elle se souviendrait toujours de cette brise. Elle se souviendrait toujours du soleil levant commençant à témoigner de sa chaleur sur sa peau, ce monde s’éveillant doucement. Elle se souviendrait du village et de la paille qui bruisse, l’instrument du vent, l’odeur de l’herbe, de la terre. L’atmosphère presque idyllique. C’est frais. Mais, dans ses souvenirs, elle sait bien que l’atmosphère ne tardera pas à se réchauffer. Une chaleur non inhabituelle à cet endroit, dure, parfois, dans les journées de travail les plus intenses.

Comme elle aimait se le représenter ainsi, il y a de cela si longtemps, déjà, à tenter de se souvenir de chaque détail, chaque petit détail que donnaient ce village et ses trésors ensevelis partout. Chaque petit détail prend de son importance dans un monde où tout est si simple et si merveilleux, à la fois. Dans ces courts moments libre avant de retourner travailler, ils pouvaient souffler, apprécier, savoir à quel point leur travail comptait aux yeux de ces gens. Un petit village entourant un grand monde, leur monde, leur univers, à ces gens si unis, si beaux, si vaillants.

Les oiseaux se sont mis à chanter depuis quelques heures déjà et elle les réentend à nouveau, en voit un voler au loin, accompagné d’autres de son espèce. Le même paysage. Les mêmes gestes, encore.

Elle a vieilli, Chisame, mais porte exactement la même chose qu’elle portait à ce moment, comme si le vêtement avait grandi, lui aussi, avec elle.

Les marques sur ses bras nus sont invisibles. Il n’y a aucune cicatrice sur ses poignets. Aucune marque d’ongles sur ses bras, rien. Les billes dans ses cheveux sont là, présentes sur une de ses mèches brunâtres. Son débardeur blanc reste tout aussi chaste, immaculé, ses shorts beiges tout autant.

Paisible atmosphère d’une parcelle de rêve. Elle se prend à jouer avec les billes dans ses cheveux, pensive, le paysage devant elle ne donnant rien de plus qu’une beauté à préserver, la colline descendant sur une autre parcelle de ce village, un ruisseau, plus loin, coulant à quelques kilomètres.

Un bruit de pas derrière elle la sort de sa léthargie. Des pas qui pourraient sembler familiers, mais qui ne concordent pas avec ce rêve – comme un signe de lucidité. Un instant alors qu’elle regarde le sol, près de ses pieds, retournant par la suite son regard derrière.

Faible sourire, bien que ce ne soit pas cette personne-là, précise, qu’elle aurait aimé voir en ce moment.

Chisame se retourne, faisant dos à la colline descendante et au soleil levant afin de fixer le nouveau venu.

▬ Hé.

Sa main glisse doucement des billes incrustées dans ses cheveux, retombant sur son épaule, puis sur le côté de son corps.

▬ Ça fait longtemps. J’avais abandonné l’idée de te revoir.

Il s’approche, s’arrête, devant elle. Il ne va pas à son côté, garde ses distances, une présence demeurant rassurante sans en devenir envahissante.

Chisame se plait à croire qu’il est là, quelque-part, au fond de son esprit, chaque fois qu’elle ferme les yeux et qu’elle ne daigne se laisser emporter au creux de ses chimères. Elle est rassurée de réentendre sa voix, à lui, l’imaginaire, cet être créé de toutes pièces l’aidant à échapper au chaos qu’est sa réalité. Il semble tout savoir d’elle, déjà, sans rien savoir. Elle lui apprend, à chaque visite nocturne, une parcelle d’elle, de cette mystérieuse jeune femme qu’elle était avant le drame, sans jamais que le présent ne l’habite, sans jamais qu’elle ne revienne vers ce qu’elle est devenue, ce qui demeure, aujourd’hui, de qui elle était jadis.

▬ Je sais.

Il la berce de sa présence, un baume sur son cœur fracturé, un souffle chassant la poussière accumulée sur ses espoirs et ses sourires.

Où sont-ils, cette fois? Dans quelle partie du monde sont-ils tombés, dans quel souvenir se sont-ils égarés? Quelle partie d’elle se retrouve enfouie entre ces collines, entre ces montagnes, se reflétant dans le ruisseau, dissimulée au creux de village?

Les yeux hétérochromes de la belle se ferment, la laissant voguer plus loin dans ses pensées, sous la brise calme agitant les voiles et le soleil levant les réchauffant. Son visage s’abaisse, ses yeux fermés pénétrant l’abîme lointain, le morceau égaré de cette réminiscence fracturée. Une longue pause laissant planer de nouveau le son des oiseaux, du vent, des feuilles qui s’éveillent comme le soleil s’éveille, lui aussi. Ses doigts s’élèvent dans l’atmosphère chaude et se referment sur celle-ci, délicatement, tenant entre eux plus que le vide. Elle inspire longuement l’air pesant d’arômes si lointains, laissant ceux-ci hanter ses poumons durant d’interminables secondes, expirant doucement ses chimères.

▬ Nous nous sommes embrassés, ici.

Son faible sourire réside sur son visage avant qu’il ne se voit balayé par un air affreusement mélancolique, levant la tête, ses paupières s’ouvrant et laissant de nouveau briller ses yeux humides. Ils se posent sur le paysage, témoin silencieux des méandres lointains d’une ancienne étincelle, il y a si longtemps, déjà.

Si longtemps, mais elle sent toujours son cœur s’emballer à l’infime mention de ce doux moment depuis si longtemps expiré, aussi passager qu’un souffle, leur souffle.

Leur souffle s’entremêlant maladroitement. Leurs doigts se trouvant, s’enlaçant, se serrant.

Sa tête sur son épaule.

Au tournant de leur vie, la sienne s’arrêtera quelques mois à peine après. Mais qu’en est-il de lui?

Les mots se perdent dans son esprit. Elle ne sait trop où débuter, quoi dire. Tant de choses importent, autant le début, la fin. La première fois et la dernière. Ce village a une vie en lui-même, une histoire qu’elle se plaît à raconter, loin dans son être, au creux de son âme.

▬ Je me souviens encore de son visage. Faible rire mêlé d’un soupir alors qu’elle rabaisse la tête quelques instants. Il y avait cet air que je ne reconnaissais pas. Quand il m’a souri. La mémoire lui semble douce, ravivant une nouvelle fois le sourire sur son visage. Et je n’avais pas compris. Suivant ses paroles, un lent hochement négatif de la tête. Je n’avais pas compris la détresse qu’il avait. De dire…

Sa gorge se serre. Elle replace une mèche derrière son oreille.

▬ Quand, au fond… Le dire, c’était inutile.

Une faible larme s’évade de ses paupières et vient rencontrer ses joues. Les souvenirs agréables sont ceux qui restent marqués le plus profondément, une tristesse poignante laissant place à un deuil sans équivoque. Le deuil d’une vie florissante se fanant d’un seul coup, sans crier gare, laissant des ruines profondes, irrécupérables.

▬ Il était venu là, à côté de moi. Nous avons regardé le ciel. Les oiseaux. Nos mains se sont frôlées. Nos doigts se sont entrelacés. À cette mémoire, sa main se serre de plus belle sur le vide, comme en réminiscence de ce sentiment, simple, léger, mais si grand, à la fois. Nous nous sommes rapprochés. Et nos lèvres se sont rencontrées. Juste comme ça. Tout doucement. C’était si simple. Si maladroit. Si… beau.

Douces réminiscences. Elle s’égare de nouveau.

▬ On m’a dit, un jour, qu’on n’oublie jamais réellement son premier amour. Elle laisse une nouvelle pause se faufiler entre ses phrases, posant quelques instants son regard sur son compagnon spectral avant de reposer celui-ci sur l’horizon. Je me demande s’il pense encore à moi, parfois.

Tout devient brillant. Tout change, le paysage n’est plus le même. Le village n’est plus le même. Tout change et tout s’embellit, devient idyllique, se mêle à ses souvenirs pour n’en laisser que quelques éléments flous qui s’effacent doucement. L’infini que propose l’esprit serait le rêve de n’importe quel mégalomane. Qui est-elle pour ne pas s’y laisser emporter? Elle l’entend, Rei, elle l’entend qui l’appelle à ces choses qu’elle connaît grâce à lui, à toutes ces bifurcations de l’esprit dans lesquelles il se plait à l’emporter. Elle s’y plaît, même si une petite peur la prend alors qu’elle mime de ses lèvres les paroles sans les dire.

Lâcher prise.

Oublier, ne serait-ce que pour un moment, les chimères qui l’habitent même au creux de son sommeil. Rei lui rappelait qu’ici, pendant un simple temps, les réminiscences étaient inutiles. Il n’était pas l’heure de ressasser de nouveau. Il était l’heure de se dégager de ses craintes et de ses souffrances, de devenir ce qu’elle aurait aimé devenir, de laisser son esprit voguer sur des mers plus douces, humer l’arôme infiniment mielleux des songes, retrouver le plaisir de vivre, ne serait-ce qu’en rêve, retrouver le plaisir de côtoyer ces visages.

Car, dans ses rêves, tous les visages sont de gens qui nous sont familiers, ne serait-ce que de vue.

Lâcher prise et oublier pour se perdre dans une fantaisie dénudée de doutes et de larmes, de tous cris. Lâcher prise et se concentrer sur la beauté de ce monde qui est le sien, de ce monde qu’elle a façonné de son subconscient, changeant doucement au gré des manigances de ce qu’elle croit toujours être un fragment de son propre esprit, ce fragment caché au fond d’elle, celui qui garde précieusement les bonheurs enfouis trop loin pour que son esprit torturé ne les atteigne et s’en empare, les réduisant au néant.

Chisame lui sourit, chassant ses larmes du revers de sa main, un sourire doux, s’élargissant graduellement. Elle hoche la tête, un seul coup, signifiant son accord aux paroles prononcées. Elle jurerait sentir l’odeur des pâtisseries d’ici. Le village a tant changé, en quelques secondes seulement, quelques secondes sans que ça n’ait d’importance.

▬ Allez, viens, tu as raison, il ne faudrait pas manquer ça.

Nous n’avons qu’un court temps, après tout. Quelques heures, à peine, altérées dans un univers où les règles ne sont pas les mêmes. Ça pourrait être une éternité. Ça pourrait n’être que quelques secondes avant que je n’ouvre les yeux de nouveau. Faisons en sorte que ce temps vaille la peine, qu’en me réveillant, je souris au lieu de souffrir. Ces mots sont si similaires – la ligne est si courte entre les deux. Faisons en sorte que ça ne le soit pas, pas tant, que ce sourire dure.

Sa main se tend vers la sienne et s’en empare, nouveau sourire complice ornant ses lèvres pâles alors qu’elle replace de nouveau une mèche bercée par le vent, l’entraînant dans les méandres de cette ville inconnue, rêvée, imaginée de toute part. Ailleurs, partout, des fragments d’un monde vidé de sens, d’une contée lointaine d’un esprit fracturé.

Et des vitrines s’échappent des odeurs variées. Des fenêtres ouvertes s’échappent des éclats de rire, des rubans tombant du ciel faisant office de pluie, des ballons se formant en nuage colorés, les oiseaux chantant des hymnes connus, sous des notes douces et claires. Les enfants rient et elle rit, elle aussi, de les voir se promener et courir et avoir du plaisir. La première boutique ouvre ses portes sur de somptueuses brioches et d’ahurissants gâteaux. Leur arôme les frappe, tout autant que le sourire du pâtissier, des enfants qui regardent les délectables pâtisseries avec leur air enthousiaste.

▬ Il y en a tellement, que c’est dur de choisir. Elle se retourne vers lui, une petite malice pétillant dans ses yeux. Par laquelle commencer, ceci dit. Je ne passerai pas l’occasion de tout essayer. Pas toi?